
– Eh ben, réjouis-toi quoi?
-Attends, j’vais te dire, c’est une vieille histoire. Disons d’abord que j’avais dans les vingt-quatre, peut-être vingt-cinq ans. Je préparais mon Staatsexamen, j’en étais à ce moment à la lecture du Parsival de Wolfram von Eschenbach, vingt-cinq-mille vers en moyen haut allemand. Mais je n’avançais pas vraiment. J’étais amoureuse d’un mec qui avait déjà une copine avec qui il s’entendait très bien etc., donc j’étais malheureuse et étant malheureuse j’arrivais pas à me concentrer sur le moyen haut allemand. J’étais fourvoyée tu vois, je parvenais pas à me sortir du fourvoiement. Alors là j’ai pris une décision. J’avais un ami, un étudiant en philosophie et théologie, qui donnait beaucoup dans la religion, le mysticisme, des trucs comme ça. Du fait d’être mystique il voyageait gratis à travers l’Europe et le Proche Orient, se faisant héberger soit par moutiers, couvents et autres institutions religieuses, soit par des particuliers mystiques. Y a tout un réseau, faut croire. Bon ben, lui il avait passé autrefois quelques jours chez les Petites Sœurs de Bethléem, à Nemours. Je me suis dit : c’est ce qu’il te faut, et je suis partie. Les Petites Sœurs, ça devait être un rejeton des chartreuses, de toute façon très dévotes à Saint Bruno. T’imagine pas un couvent comme les autres. On leur avait fait cadeau, aux Petites Sœurs, d’une lande immense et sauvage sur les collines au-dessus de Nemours – pour y arriver depuis la gare, sac-à-dos et tout, ça faisait des kilomètres de route montante. Peut-être que maintenant il y a un bus, ou peut-être il y en avait déjà un à l’époque, je n’sais pas, j’ai jamais aimé les bus, tant que je pouvais, j’ai toujours marché. Et les collines aussi, pas comme chez nous, bien sûr. Ça devait être des collines parce qu’on montait, d’accord ; mais dès qu’on était là, dans la lande, c’était plutôt un sol inégal, et rien que des rochers, des mousses et des bouleaux. Un plateau quoi, tout à fait sauvage. Là elles ont bâti leur maison à elles, avec chapelle et tout, et tout autour parsemés dans la lande de petits ermitages, pour les hôtes. Pour les fourvoyés tu vois, qui essayaient de sortir de leur fourvoiement. Toilettes et lavabos dans la maison centrale, pour la bouffe on recevait un petit panier et on se retirait dans son trou au désert. Les sœurs ne demandaient rien, si on avait de l’argent on leur donnait, si on n’en avait pas, ou ne voulait pas, aucune importance. Elles ne demandaient rien et acceptaient tout. Au moment de partir, j’ai donné plus ou moins le prix d’une petite pension, j’y tenais à être exacte. La sœur a fourré l’argent dans sa poche sans même le regarder. Ça m’a un peu agacée. J’avais rien compris à la charité.
De toute façon. J’y ai passé une semaine, dans une minuscule caravane de camping chauffée à l’aide d’une bouteille de gaz qui n’a pas pété sans doute parce qu’elle était surveillée par le Saint Esprit ; et j’ai achevé mes vingt-cinq-mille vers. D’ailleurs c’était la Semaine Sainte, et Parsival une lecture convenable. J’allais à vêpres et matines et aux offices de la Semaine Sainte. Y a rien à rigoler, j’avais la foi alors. Je pratiquais pas régulièrement si tu veux, mais j’avais une foi un peu raisonneuse et bien solide. Du moins je croyais. En fait, j’avais pas le courage d’approfondir.
Bon ben, lu prié parti, me voilà à Paris, Gare du Nord, dans le train pour Münster où j’habitais alors. De Paris à Münster, et réciproquement, la ligne était directe, on partait le soir et le matin on était soit à Paris soit à Münster, selon que c’était l’aller ou le retour. C’était pratique. Il y a eu une époque où je l’ai souvent utilisée cette ligne ; c’était aussi l’époque, ou plutôt l’âge, où on se contente de peu, je te dis pas où j’ai logé. Mais enfin. Ça faisait que la Gare du Nord était un endroit tout à fait familier. L’idée qu’il y ait d’autres gares – la Gare de Lyon pour ceux qui venaient d’Italie, la Gare Montparnasse pour la Bretagne – ça me dérangeait presque. On entrait à Paris par la Gare du Nord, un point c’est tout.
Alors là, Gare du Nord, j’étais dans le train qui ne partait pas encore, et il y avait aussi une copine de Münster avec qui on s’était donné rendez-vous pour le retour, justement. Et là, à ce moment, peu avant que le train ne parte, qui je vois parcourir le quai à longs pas, tout en perlustrant du regard les compartiments éclairés? Mon copain le mystique. Il savait, ou plutôt imaginait, que je rentrerais par ce train et il voulait me convaincre à rester encore un jour à Paris. Il logeait chez un ami tout aussi mystique – tu sais, le réseau –, je pouvais y loger aussi. Le train allait partir, il fallait se décider. Bon, évidemment je suis descendue, quoique la copine soit assez mécontente.
Le mystique français nous attendait dans sa bagnole. C’était un converti, un enthousiaste. Tous les deux n’en finissaient plus de louer la Providence pour l’heureuse aventure, et il faut avouer qu’elle avait quelque chose d’exceptionnel, de surréaliste même. En tout cas, Providence ou hasard, ils avaient tous deux l’air de vouloir la fêter, l’heureuse aventure. Moi, tu sais, pour fêter, je suis toujours d’accord, et puis on était à Paris, merde ! Alors quand l’enthousiaste a dit que c’était sans doute le moment d’un réjouis-toi, j’ai tout de suite pensé à l’apéro. D’ailleurs, c’était l’heure. Moi j’aurais pris une bière, comme d’habitude. J’savais pas c’que c’était un réjouis-toi.
Heureusement, je n’ai rien laissé paraître de mon horizon d’attente. Il se peut que j’aie posé des questions, je ne sais plus. De toute façon on m’a expliqué.
Il semble que la bonne traduction des mots que l’ange adressa à la Vierge ne soit pas, comme on le récite depuis des siècles, « Je te salue, Marie », mais « Réjouis-toi, Marie ». On ne me proposait pas un cocktail, on me proposait une prière.
J’ai ressenti une déception aiguë. Ça aurait dû me renseigner sur la véritable consistance de ma foi.
-Et le type, lui, le mystique allemand, qu’est-il devenu ensuite ?
-Il a souvent changé de place. De continent même. Maintenant il est psychothérapeute à La Havane. Au moins à ce qu’on dit.